Comment reconnaître un coup de feu ? Moins de bruit que les pétards. 
Un attroupement. Il était cinq heure pas plus. Des enfants plein la rue. Franprix ouvert.

Je n’ai pas tout vu. Plus je réfléchis, moins je vois ce que j’aurai du prévoir.
Au pied de l’immeuble. En bas de chez moi. Trois, quatre coups de feu !
Un jeune homme qui court et puis qui s’affale. Je ne suis pas restée tout le temps à ma
fenêtre. J’ai vu un groupe de jeunes. J’y suis habituée à leurs attroupements.
Ils sont là sans rien faire. Toute la journée à attendre, à se parler, à se taper sur l’épaule, à
tourner autour des voitures. Des voitures qui arrivent et qui freinent au dernier moment, vitre
baissée ! Que des gars ! Ils sont toujours au même endroit. Ils ont la dégaine, les coups de
gueules et les accolades qui vont avec. Ils ne sont pas devant une entrée, devant une porte,
non. Ils n’entrent nulle part. Il n’y a pas de café, juste un petit coin d’immeuble.
Un bout de trottoir où ils peuvent se tenir des heures durant.
Rien que des gars entre eux, de plus en plus nombreux.
Des qu’on avait jamais vu, des plus jeunes, des plus vieux.
Il a fallut que ça tombe un mercredi avec tous les enfants qui jouaient et qui passaient dans
la rue ! Le danger !
Un voisin du dessous les avait filmé quand ils trafiquent.
Pas ce jour-là. Il a voulu donner la cassette au flics mais il paraît que ce n’est pas une
preuve.
Ils trafiquent et alors ? Le trafic, la drogue cela n’a aucun rapport.
Ceux qui disent que c’était prévisible, ils se trompent !
Je ne vois pas le prévisible, ni le visible d’ailleurs.
Moi ce jour là qu’est-ce que j’ai vu ?

J’ai vu un peu comme d’habitude sauf que là il y a eu un enchaînement et ça on ne pouvait
pas prévoir. C’est facile après de mettre tout dans l’ordre.
Je dois me souvenir de ce que j’ai vu. Dans l’ordre.
Mais c’est quoi l’ordre de ceux qui comme moi ne savaient rien ?
L’ordre n’est pas celui qu’on croit ! C’est facile après de raconter toute l’histoire “ Je savais
que cela tournerait mal, je l’avais bien senti… ” Avant, rien n’est relié.
Moi, je n’avais rien senti. J’ai vu l’attroupement par la fenêtre.

J’habite au sixième étage. J’ai trois fenêtres qui donnent sur la rue, les deux autres ce sont
les chambres, elles donnent sur cour et il y a moins de choses à regarder.
Je suis souvent à la fenêtre, près du téléphone et des plantes vertes.
Quand je suis assise je ne vois pas la rue, il faut que je me lève. Je regarde souvent dehors.
J’ouvre la fenêtre et je me penche pour voir. Je m’accoude à la fenêtre avec un petit verre.
Je fais terrasse là où il n’y en a pas. C’est pour me ressourcer. Ce jour là j’ai regardé quand
j’ai entendu du barrouf.
Je suis une femme qui regarde souvent la rue …

Avec les fenêtres ouvertes j’entends tout.
Le son monte.
Je vis la fenêtre ouverte.
C’est le bruit qui m’a attiré. Pas les coups de pistolets, non !
Je les ai entendus, mais je n’ai pas du tout compris que c’étaient des coups de feu.
Des petits “ poutt ! poutt ! ” Trois ou quatre… Beaucoup moins fort que les pétards !

Cette année on en a eu des pétards pour le quatorze juillet. On en a eu à gogo, le quatorze
mais aussi le douze, le treize et le quinze ! Je connais bien les petits qui jettent les pétards.
Je les ai vu se planquer et rigoler quand les passants sursautaient.
Ils sont toujours dans la rue ceux-là. Ils s’amusent. Pas de quoi fouetter un chat !
On en avait quand même plein les oreilles. Mais on s’habitue !
C’est pour ça que ces coups de feu…
Un bruit ridicule comparé aux pétards alors je ne me suis pas affolée.

C’est quand ils ont commencé à lancer les bouteilles !
Ils se retrouvent à côté… Je ne sais pas comment ça s’appelle, le gros bidon pour récolter
les bouteilles, un récolteur de verre ?
A Paris ils sont tous verts et ronds, ils tiennent debout. Ils ont trois orifices.
On y glisse les bouteilles, les bocaux. Tout ce qui est en verre.
Celui de ma rue, c’est pratique, il est juste en face de ma porte d’entrée.
Le collecteur de verre, il se remplit à toute vitesse, c’est impressionnant !

On est tout un tas à boire dans ce quartier. Il y a beaucoup d’immeubles à étage.
En face cela va jusqu'à douze et puis derrière il y a les tours. Je ne sais pas comment il
choisissent l’endroit où ils mettent les récolteurs mais le nôtre à peine vidé il est tout de suite
rempli.

Quand ils viennent avec le camion pour tout ramasser, j’adore entendre le bruit du verre qui
tombe. Ils le soulèvent avec un bras articulé et toutes les bouteilles dégringolent et ils
remettent le collecteur vide au même endroit. Ils le remettent toujours au même endroit.

Ne me demandez pas pourquoi ?

C’est important de comprendre ça parce que c’est à cause de ce bidon que tout a dégénéré!
Le récolteur était plein et il y avait un tas de bouteilles tout autour.
Où voulez vous qu’on les mettent ?
On est habitué à trier. Ils ne passent pas assez souvent. Ça déborde.
Les éboueurs qui s’occupent des grosses poubelles vertes, ils ramassent souvent les
bouteilles qui traînent autour. Autant dire que cela ne sert à rien de trier !
Le camion du ramassage n’étaient pas venu. Ils n’avaient que l’embarras du choix : les
canettes de bières, les bouteilles de vin, les bocaux de cornichons…

Ils prenaient ce qui venait et en avant ! ! Un seul à la fois. Comme un dératé, la bouteille
bien en main et il fonçait !
Moi de là où je suis, même si je me penchais, je ne pouvais pas voir où il allait.
J’entendais juste le bruit du verre qui s’écrasait sur le bitume et je voyais le gars qui revenait
à toute vitesse. Après on m’a dit qu’ils attaquaient les autres cachés sous le pont.
Le pont qui passe sous la voie ferrée et qui sépare le quinzième du quatorzième.

Dans ma rue, presque sous mes yeux. Comme une idiote à ma fenêtre !
J’habite rue de Gergovie.

Sous le pont, la rue change de nom. Elle s’arrête avec le pont. C’est la limite. La frontière.
On peut se battre pour des choses comme ça. C’est dangereux !

Qui savait avant ce jour-là que cette frontière existait ?
Pas moi.
Même si je n’aime pas passer sous le pont.
C’est mal éclairé. Il y a des débris, des voitures garées vitres ouvertes, des odeurs d’urines.

Des stalactites quand on regarde en haut.
Stalactite tite tombe ! !
Stalactite tite tombe ! ! C’est pour se rappeler quand ça tombe.
Quand ça monte, c’est stalagmite mite monte ! C’est facile !

Vers cinq heure, cinq heure trente pas plus. De chaque côté du pont !
De ma fenêtre je ne vois pas le pont. Ceux du 15ième, c’était la bande de Falguière.

Une voisine d’en face que je connais, elle, elle les a vu. Elle ne voyait pas les jeunes avec
les bouteilles. Elle voyait les africains du 15ième . Elle a vu le pétard, sans savoir au début que
c’était un vrai. Un jouet tout petit. Mais bon il a tiré avec.
Elle a appelé les flics. Il a couru en zigzag en se tenant le cœur. Un jeune homme qui n’avait
rien à voir avec les deux bandes. Rue de Gergovie ! Un jeune homme qui passait par là.
Un lycéen au cœur fragile. Sur le coup ils l’ont cru mort. Les curieux ont dit ça !
Il est tombé devant ma fenêtre. J’ai vu des jeunes aux visages ravagés. Je ne bougeais plus.

Et puis tout de suite les sirènes et les crissements de pneus. Quelqu’un avait appelé les flics.
Ils sont arrivés comme dans les films, des deux côtés à la fois. C’est là que j’ai compris que
c’était grave. Le jeune homme qui courrait en zigzaguant je ne sais pas si je l’ai vu.
Je ne suis pas restée tout le temps à ma fenêtre. On ne sait pas quand c’est grave.
Est-ce que c’est grave de jeter en courant des canettes de bière ?
J’ai vu l’attroupement et j’ai vu qu’ils étaient plus nombreux que d’habitude.
Ça s’est passé très vite. Il y avait du monde plein la rue. Mais pas d’affolements.
Des femmes avec des paquets. Des enfants.
Est-ce que l’on doit sentir la mort qui approche ?
Cela a bien duré une demi-heure. Certains en retenaient d’autres plus excités.
Pourquoi ? Contre qui ?
Je n’ai même pas pensé à descendre. Je ne savais pas qu’il fallait appeler les flics. Ma
voisine elle l’a fait mais elle a vu le pistolet ! Les vrais coups de feu c’est tellement discret.
C’est le cinéma qui nous pervertit, qui transforme la vie. Je n’ai pas vécu de guerre.
Peut-être que si j’avais connu une guerre j’aurai compris. Ce n’est pas un quartier
dangereux.

Cela fait treize ans que j’habite cet appartement. J’ai tout suivi d’en haut mais je ne voyais
pas bien. Je n’entendais pas les conversations. Les sirènes, oui, mais pas les cris. La vie qui
court dans tous les sens.
Moi j’aime cette rue, c’est ma rue.
Personne n’en a parlé dans la presse. Juste un entrefilet dans Le Parisien. Un coup, les
journalistes font un scandale et un coup, ils oublient qu’on existe. Je n’ai pas eu peur. Je me
suis sentie bizarre après quand j’ai su la gravité. Le corps dessiné sur le sol. La craie
blanche.
La rue bloquée. J’étais toute seule. Quand ils sont descendus de leur voiture on aurait dit des vrais cow-boys. Je ne sais pas
bien ce que j’ai compris sur le coup. J’ai vu l’attroupement, qu’ils étaient plus nombreux que
d’habitude. Je n’ai pas vu le sang.
Toutes les bouteilles éparpillées.

Une crise cardiaque due à la peur. Il a couru en se tenant la poitrine.
Les voisins d’en face étaient aussi à leur fenêtre. En pleine rue. Il n’est pas mort.

Dans ma rue. Avec tous les gens qui passent !
Du verre brisé partout. Maintenant j’y pense quand je descends une bouteille.

Il faudrait le dire à la Mairie pour pas que cela se reproduise. C’est idiot !

Transporté d’urgence. Au beau milieu de l’après-midi. Toutes ses bouteilles, c’est
dangereux !
Un lycéen de dix huit ans. Tombé sans raison.
Pourquoi lui ?
Au beau milieu de l’après-midi.
Dans ma rue.
Là où je passe tous les jours.
Dans ma rue.


Texte joué pour le « Cabaret feuilleton » // 2005

La Compagnie Bouche à Bouche - association loi 1901 - 2/4 rue du général Humbert - 75014 Paris - 01 45 39 55 38 - contact@cieboucheabouche.com
Tous les contacts